Fabulae – Céline Clanet, Gaëlle Delort, Alzbeta Wolfova (résidence 1+2)
Depuis 2015 la résidence photographique 1+2 initiée par Philippe Guionie a pour projet de croiser les regards de la photographie et des sciences (au sens large du mot). Chaque année trois auteur.e.s s’emparent ainsi d’un espace, d’un thème et l’ensemble est restitué sous forme d’un coffret publié par Filigranes Éditions.
En 2024 les résidentes étaient Céline Clanet, Gaëlle Delort et Alzebeta Wolfova, parrainées par l’historien de la photographie Michel Poivert, et travaillant autour du thème Fabulae.
Chacune à sa manière, en explorant les relations naturelles qui se tissent entre science et image photographique parvient à déterminer un lieu où la rencontre s’effectue autour d’un récit proche de la fable, de la légende.
Pour Céline Clanet, il y a intersection avec l’ours. Seconde peau invite le lecteur à un parcours décliné en trois étapes autour de cet animal emblématique du Sud-Ouest et des Pyrénées. L’ours ce sont d’abord des traces, des marques de pas, de griffes dans des grottes qui nous renvoient à des temps lointains où l’humanité balbutiante devait faire avec d’autres espèces vis à vis desquelles elle n’avait pas grand pouvoir. Il y a quelque chose d’un art pariétal dans ces images de griffures, d’une magie animale. Elle suit ensuite dans le Haut-Vallespir la fête de l’Ours (inscrite au patrimoine mondial de l’UNESCO) dans laquelle on se grime, on se recouvre de la peau d’animaux. Derrière l’aspect païen, sauvage, se lit en contrepoint une tentative de se protéger de ce monde du sauvage auquel l’Homme peu à peu perd l’accès. Enfin, Céline Clanet a suivi des taxidermistes empaillant la dépouille de l’ourse Caramelles abattue dans les Pyrénées. Ici, la dépouille inverse les rôles, de chassé l’humain devient chasseur. La peur est conjurée… Vraiment ? Pourquoi dans ce cas cette résurrection ? Si ce n’est pour créer un doute quant à notre relation aux ursidés ?
Pour Gaëlle Delort et sa série Développements il s’agit d’explorer les cavités souterraines. Le développement est l’acte photographique qui consiste à révéler l’image sur une pellicule, mais c’est aussi en spéléologie la longueur connue et cartographiée d’une cavité. Dans les photographies présentées ici, on croise des mouvements de roches, des pierres érodées, saillantes et parfois des artefacts humains (un coffre, une grille) à l’aspect étrange. Surtout on se perd en ces lieux donnant l’impression d’avoir ni début ni fin et les images créent des visions multiples, mouvantes dans lesquelles se réinventent sans cesse des récits complexes. Ils ont été photographiés par les scientifiques depuis longtemps, mais pourtant ne sont jamais tout à fait les mêmes. Archéologie étrange de mondes aux existences fragmentées.
Alzbeta Wolfova avec Insect gaze se propose de questionner le regard que nous portons sur les insectes. Alors que ceux-ci composent une part formidable de la biomasse (part trop peu connue des scientifiques par ailleurs), nos sociétés occidentales résument trop souvent l’insecte à une phobie, à un être grouillant et vaguement répugnant. Et quand la science croise l’insecte c’est pour le pire si l’on en croit le film de Cronenberg La Mouche. Or, Alzbeta Wolfova décentre, éloigne sa photographie de ces stéréotypes. L’insecte est photographié de prêt, très prêt même ; il est morcelé, parcellaire, inclut dans une esthétique aux couleurs clinquantes, un peu kitsch parfois. Il reste le grouillement des larves, les pattes hérissées de barbules mais il perd sa dimension phobique pour devenir autre chose. Quoi ? Au gré des pages se dessine un projet assez surprenant : et si nous voyons à l’échelle de ? Si nous devenions mouche, araignée ou asticot, que verrions-nous ?
Avec ces trois travaux les lecteurs entrent de plein pied dans un territoire oscillant entre le concret de la condition humaine, de la vie et des moments de magie pure. La photographie serait par définition une manière de capturer le réel. Mais quel réel semblent nous dire les trois artistes ? Celui de l’ours tantôt prédateur tantôt proie ? Celui de ces grottes où justement pouvait vivre l’ours et qui par l’aspect mouvant des lumières deviennent autre chose ? Celui des insectes qui sont là partout, tout le temps et que nous ne voyons plus tellement nous les voyons ?
Il n’y a pas de réponse, au mieux des propositions.
Celles faîtes ici portent en elle une possibilité de réenchanter le monde, de lui donner une couleur, une texture que nous avons perdu. Dans ces labyrinthes souterrains gisent des mondes telluriques que nous avons oubliés, comme nous avons oublié nos liens au Vivant, à la Nature, à la cabane. Ces personnes des Pyrénées qui fêtent l’ours gardent encore les traces, les mémoires de ces époques où nous étions sinon en symbiose au moins dans une forme de communion avec les espaces naturels. Communion qui impliquait de respecter l’adversaire, de lui rendre hommage. On peignait des grottes, on dansait avec des peaux, et les insectes n’étaient pas les victimes des insecticides.
Attention, qu’on ne se méprenne pas, il ne s’agit pas avec ce coffret de faire preuve d’une sorte de passéisme teinté d’archaïsme et de clamer « C’était mieux avant ! ». Bien sûr que ce n’était pas mieux d’un point de vue médical, santé, confort, et il ne faut pas regretter. Mais par contre, les images nous prouvent d’une certaine manière que nous avons perdu notre âme d’enfant, notre capacité à rêver et à regarder les choses autrement.
La science et la photographie interrogent ce qui les entoure, chacune à sa manière. Elles laissent surtout, ensuite, des possibilités d’imaginer. Ce sont ça les fables : un rêve né dans le concret.
Espérons que ces trois travaux, ainsi que les très beaux textes de Michel Poivert qui les accompagnent nous donnent la force de repartir dans le monde des contes qui nous entourent.
25€