
5, Rue du
Chroniques littéraires & photographiques
Chroniques littéraires & photographiques
Comment dire l’indicible, l’absent, l’oublié ? Comment exprimer l’effroi qui finit par faire perdre la mémoire ? Comment reconstruire un passé quand on a effacé celui-ci pour se protéger ?
Le 5 août 1983, le père de Jean-Michel André, son fils, sa compagne et sa fille s’arrêtent à l’hôtel Sofitel d’Avignon. Ils font route vers la Corse et il est fatigué de conduire. Durant la nuit des malfrats envahissent l’établissement. Le hold-up tourne mal et plusieurs personnes sont tuées, dont le père et la belle-mère de Jean-Michel. Il avait sept ans.
Chambre 207, paru aux éditions Acte Sud, exprime comment le photographe va, quarante ans après le drame, tenter de reconstruire cette mémoire qui lui fait défaut. C’est un voyage à rebours, la réinvention d’une histoire familiale déchiquetée.
Des brumes flottent sur une étendue ou peut-être est-ce des nuages ? À la surface de l’eau, les remous d’un plongeon, une chute, et cette Une atroce de Paris Match léchée par les flammes. Tout s’est arrêté dans une chambre d’hôtel anonyme, deux enfants y ont laissé leur innocence. L’auteur remonte le cours d’une enfance qui n’a pas existé, il traverse le monde à la recherche d’infimes traces de ce père assassiné. Sept morts, une montre, des archives, des photos vernaculaires, un visage effacé et des cendres, un trousseau de clé, l’Afrique, la Corse, partout des paysages vides et incertains, des marges, toutes ces choses qu’il est si difficile à exprimer, à se rappeler.
Des lettres aussi, les rapports de police, le doute sur cette affaire jamais vraiment élucidée, d’autres lisières, un reflet d’immeuble dans l’eau d’une piscine, des photographies d’un père souriant figé éternellement. Un désarroi immense qui traverse les pages, une mémoire qui n’en est pas une.
Jean-Michel André, pas à pas, part sur des traces invisibles ou effacées. Il cherche avec ce récit en forme d’errance à créer quelque chose à partir du vide. Tentative difficile, douloureuse mais certainement salvatrice.
Que reste-t-il quand il n’y a plus rien ?
Des fragments, des morceaux, des questions, beaucoup de questions, des doutes et la douleur. Parce que les images ici proposées sont une invitation à regarder ce qui ne pouvait l’être quarante années auparavant. Là où l’enfant pour se préserver, pour se sauver, a fait le choix d’effacer, d’oublier, l’adulte, avec un courage inouï, décide lui d’affronter. La mémoire est quelque chose de terrible puisque incertaine, versatile. Or, que mettre en œuvre afin d’avoir au moins une sorte de récit cohérent qui expliquerait l’inexplicable ? Qui permettrait une vie de famille quand il n’y en a pas eu ?
Il faut réassembler. Aller là où les choses se firent, auraient dû se faire. Aller à Avignon par exemple, regarder cet hôtel. Aller en Corse but initial du voyage. Partir en Allemagne où exerçait le père. Bref, parcourir non pas pour comprendre, puisqu’il n’y a malheureusement rien à comprendre, mais pour chercher une vérité qui puisse être satisfaisante.
Nous appellerons vérité cette mémoire reconstituée puisque grâce à elle, il sera enfin possible de poursuivre. Jean-Michel André, ainsi, nous invite à nous questionner sur nos propres récits familiaux, sur nos propres passés et la manière dont nous les avons assimilés ou non. Bien sûr, et heureusement, toutes nos existences n’ont pas été marquées de manière aussi tragique, toutefois, nos souvenirs sont très certainement fragmentés de la même manière, fait de morceaux disparates tantôt bien réel, tantôt brumeux et flous.
La mémoire joue des tours, dit-on. C’est certain. Il y a ces images pures, très claires, comme ce dessin d’enfant poignant, et puis trop souvent de simples sensations, des éléments diffus. Une chaleur, le froid, des lumières, les voiles d’un rideau, la mer, des visages un peu oubliés.
Chambre 207 est tout ça. Mais loin de devenir un déversoir d’images atroces, un long sanglot sans fin, le livre part dans les plis de l’intime, creuse un chemin singulier. Il n’est pas question ici d’exagérer le pathos. Au contraire, la photographie sert d’abord à interroger, à mettre en perspective tous les éléments de l’histoire que ce soit la part dramatique de celle-ci ou bien les questions relatives à l’identité, notamment familiale. Il y a toujours une immense délicatesse dans le regard de Jean-Michel André, une infinie douceur pour l’enfant qu’il fût et à qui on vola son enfance.
Chambre 207 a été couronné du Prix Nadar-Gens d’images en 2024. Ce prix est plus qu’amplement mérité tant ce livre est bouleversant et nous émeut. Exprimer l’effroyable de manière aussi pudique en fait un ouvrage capital qui mérite d’être en place dans toute bonne bibliothèque photographique.
39€
Postface de Clément Chéroux
21.00 x 29.70 cm
152 pages
ISBN : 978-2-330-19674-5