

5, Rue du
Chroniques littéraires & photographiques

Chroniques littéraires & photographiques

Premier numéro de la collection GRRRIZine publié par les Éditions Émulsion, Sludge parcourt l’univers des courses de stock-car. Les photographies, signées Benoît Capponi, sont imprimées en risographie par l’atelier Grenoblois GRRRISO/Le Minimistan.
Ca vrombit, ça pétarade, ça crisse. La ferraille s’entrechoque, la chaleur écrase l’arène. Ils sont sur le départ, ou somnolant à côté de l’arrière fracassé de leur voiture. Un type balance des coups de masse sur un pare-brise – on achève les chevaux même vapeur.
Les moteurs hurlent, dans l’air flottent des odeurs d’huile chaude, d’échappements, de terre mêlées. Un mec sirote une bière, goguenard, tout le monde s’éclate et même les petits chiens sont contents. C’est un carnaval étrange, une sorte de Mad Max sans la guerre, un univers à l’écart du nôtre.

En se penchant sur ce territoire méconnu, celui des courses de stock-car, Ben Capponi nous plonge dans un univers particulier. Choisissant de délaisser le reportage stricto-sensu, sa photographie tient plus de la curiosité d’un ethnologue découvrant une nouvelle civilisation. Les cadrages sont resserrés, étouffants, et donnent à voir une confrérie secrète vivant autour de la destruction ludique. Ce qui nous paraît étrange, du moins éloigné de nos standards automobiles, prend pour eux une dimension festive et essentielle. Ils se retrouvent aux beaux jours, partagent des moments de joie mécanique, heurtent leurs bagnoles, les poussent au bout du bout, et une fois le week-end achevé retournent à leurs existences quotidiennes.
Les images trahissent cette connivence, ce plaisir partagé. On s’éclate en famille à casser, réparer, casser, réparer. Parents, enfants sont là et à priori ne laisseraient leur place pour rien au monde.
Les photographies de Ben Capponi, l’impression riso, le format fanzine appuient ce quelque chose de punk, foutraque des moments passés ensemble. Loin du documentaire, elles ouvrent des perspectives et, même, passionnent le lecteur pourtant dubitatif. L’envie vient, subitement, d’aller rejoindre ces gens, d’essayer de comprendre ce qu’ils vivent et pourquoi.

La force de Sludge tient dans cette ouverture d’esprit qu’il provoque. Les images sont viscérales, primales, on plonge dans les entrailles des futures épaves, ça pue l’huile et la sueur, la ferraille chauffée. Parfois, un détail incongru, un petit lapin en peluche, une basket bien propre… Cette oscillation entre l’humain et la machine prend presque une dimension philosophique. Quelle place laissons-nous à la technologie ? Sommes-nous ses serviteurs ou son jouet ?
Les images des films défilent, la toute puissance des automobiles, le pouvoir porté par celui qui les contrôle. Est-ce que le jeu ici en est encore un ?
Et puis, il y a encore et toujours le décalage : ce loisir qui paraît presque futile ou mortifère en ces temps de réchauffement par le CO2, prend une dimension humaine. La tribu formée par ceux occupant leurs temps de repos, dépensant leur argent dans le stock-car a fière allure. Elle paraît d’une certaine manière réinventer le lien humain alors même, et c’est le très grand paradoxe, qu’elle le fait dans la violence. Mais c’est justement une violence contrôlée, un jeu avec ses rares règles, ses protections. D’aucun y verra une résurgence des jeux du cirque, un truc un peu « beauf ». On peut aussi, et surtout, y trouver la construction du lien, un loisir qui permet de décharger certaines pulsions tout en se respectant et en respectant les autres concurrents.

Finalement, Sludge est déroutant. Ce qui aurait pu ressembler à un simple zine plutôt rock’n’roll élargit le discours de façon plus vaste et plus subtile. Il parle de l’humanité, de la reconnaissance de l’altérité et du partage à une époque où pas nous ne nous intéressons plus beaucoup à nos congénères.
Ben Capponi, en photographe curieux et humain, pousse cette porte, s’engouffre dans l’histoire et revient porteur d’un travail réflexif et délicat sur un monde de métal froissé.
22€