

5, Rue du
Chroniques littéraires & photographiques

Chroniques littéraires & photographiques

Les éditions polonaises Blow Up Press ne cessent jamais de surprendre tant par la qualité plastique des livres qu’elles proposent que par les propos évoqués. Once a year the stick shoots, travail conjoint des artistes Nastasiia Leliuk (Ukraine) et Natalia Wiernik (Pologne), évoque la guerre de manière métaphorique et paradoxale.
Le livre, magnifiquement mis en valeur par la maquette toujours inventive d’Aneta Kowalczyk, regroupe des natures mortes, sur fond noir, de branches d’arbre ou d’arbuste pouvant évoquer des armes à feu en regard de véritables armes allant du revolver au fusil d’assaut. Traversant ce livret de part en part un trou évoque la pénétration d’une balle.

Jouer à la guerre, voilà ce que ces bâtons, branches cassées, parfois encore fleuries, rappellent. Ces jeux d’enfants, innocents, où l’on ramasse ce qui est à portée de notre main et on se tire dessus « pour de faux ». On meurt pour mieux ressusciter dans la foulée ; c’est les cow-boys contre les Indiens, les gentils face aux méchants. La mort n’a pas de réalité restant quelque chose de particulièrement lointain et incertain. Dans le même temps, les armes à feu qui côtoient les branchages, sont, elles, bien réelles et mortelles. L’affrontement est une réalité puisque les deux artistes polonaise et ukrainienne y sont confrontées de manière plus ou moins directe : l’invasion de l’Ukraine de 2022 n’est pas un fantasme, un jeu, les combats sont là, à côté de nous, et les armes tuent « pour de vrai ».

Il y a donc un paradoxe étrange, une fracture entre ces deux espaces : d’un côté ce qui n’est qu’un divertissement à priori innocent, de l’autre la vérité des morts, des destructions.
Or, cette dichotomie questionne sur le modèle de construction de nos sociétés.
À quel moment l’enfance perd son innocence, se retrouve happée par l’idée que l’homme est un guerrier ?
Très tôt puisqu’en jouant à la guerre, en transformant de simples morceaux de bois en fusil mortel – et ça même s’il est factice – la société inculque ces évidences : la violence est quelque chose d’important, de nécessaire et qui ne se remet pas en question, mais aussi : elle est un jeu. Le trouble né à la lecture de Once a year the stick shoots questionne : où, quand le jeu n’en est-il plus un ? La frontière floue entre violence réelle et ludique se brouille. En grandissant, les jeunes garçons, parce que très souvent ces jeux sont masculins, auront acquis des automatismes, une conformation d’esprit ne laissant pas place à la remise en question, à la mise à distance.
Il est perturbant de voir à quel point ici, les artefacts choisis et photographiés par Nastasiia Leliuk et Natalia Wiernik ressemblent beaucoup aux armes à feu. Qui imite qui ? Nous pouvons raisonnablement penser que les plus jeunes s’inspirent des adultes, qu’ils trouvent dans leurs environnements des objets pareils à. Or, les aînés n’auraient-ils pas nécessité à les éduquer à la paix et ça dès le plus jeune âge ?
Nos sociétés essentiellement patriarcales considèrent que ces amusements sont au mieux innocents – ils ne le sont pas– au pire nécessaires, utiles et préparatoires. C’est aussi pour ça qu’il y a une perpétuation des combats, des invasions, la domination de l’un sur l’autre.

Par ailleurs, certaines branches portent encore feuilles ou fleurs laissant sous-entendre que le pouvoir de l’humain est supérieur à celui de la Nature, que détruire celle-ci est presque sans conséquence puisque notre propre puissance passe avant elle. Ce geste enfantin qui consiste à arracher une branche pour en faire une arme miniaturisée annonce déjà un rapport de domination. L’arbre, symbole de vie, devient outil de destruction. Ce qui se passe actuellement en Ukraine, mais aussi dans divers coins du monde, corrobore cet hubris. Les destructions ne sont pas qu’urbaines, et de nombreux espaces naturels, la biodiversité sont anéantis par les bombardements ou l’usage de divers armements chimiques.

Un ouvrage comme Once a year the stick shoots est bien plus qu’un simple travail de mise en regard d’objets : c’est une véritable réflexion philosophique sur la manière dont nous appréhendons la guerre, dont nous l’inculquons. Il interroge aussi sur l’avenir. Quel serait un monde où les petits ne se tireraient pas dessus et dont la guerre serait bannie ? Ah nous de l’imaginer après avoir lu ce très beau livre.
Site de Nastasiia Leliuk
Site de Natalia Wiernik
45€