

5, Rue du
Chroniques littéraires & photographiques

Chroniques littéraires & photographiques

Il est de certains livres comme des humains : ils ne laissent pas seulement une trace, ils sont la trace marquante —celle, nécessaire, d’un événement, d’une époque.
L’élégance de vos absences, volume 1, sous-titré Comme un vivant porte-bonheur, de Gilles Mercier est de ceux-là.
Cet ouvrage, autoédité, mêle photographies, textes, fac-similés de documents d’époque. Il évoque la mémoire de son grand-père, Roger Mercier, militaire et résistant, qui fut assassiné au centre de mise à mort d’Hartheim en Autriche, le 2 septembre 1944, laissant derrière lui deux enfants Claude (5 ans) et Michèle (8 ans).
Gilles Mercier est l’héritier de ce passé douloureux et tragique. Néanmoins, à aucun moment, ses aïeuls n’en ont fait le dépositaire. C’est après la mort de son père, Claude, et alors que celui-ci lui avait donné un manuscrit, qu’il a compris l’importance de transmettre, de creuser, de poursuivre l’enquête amorcée par ses prédécesseurs. Elle permet de mieux saisir certains silences, certaines angoisses familiales et intergénérationnelles, ainsi que de relier la microhistoire à la macrohistoire.

Les enfants jouent, la lumière affleure à peine sur une touffe d’herbe. L’ombre d’un homme se profile. Il a pris le maquis, choisi la fuite, la lutte clandestine, refusant les choix terribles opérés par Pétain et ses séides. Soldat, il combattra, mais son combat n’est pas celui de l’allégeance à l’Allemagne nazie, plutôt celui du refus, de l’espoir ; un combat pour la Liberté.
Le silence tombe alors sur la famille, le père est entré en résistance.
Quelques mots de la Croix-Rouge, des lignes tracées au crayon à papier, et ces photographies prises par Gilles Mercier, ombres blanches et lumières d’encre : un sous-bois à la tombée du jour, des fenêtres vides, des barreaux…
L’absence est multiple, épaisse, bruyante. Les enfants attendent leur père qui se bat et sera fait prisonnier suite à une dénonciation.
S’appuyant sur des témoignages de compagnons de lutte et d’infortune, l’auteur retrace l’enfer de la captivité, les tortures, la déportation, la mort.
Il ne s’agit pas ici d’un simple livre de photographies, mais plutôt d’un recueil, d’une somme où les divers composants contribuent à donner à ce disparu une existence légitime.

Parce que tout concourt à relier les vivants et les morts, le passé et le présent. D’abord par la figure de Roger Mercier qui d’assassiné presque anonyme devient le sujet de l’Histoire. Combien sont-ils les hommes et les femmes qui comme lui ont préféré mourir debout plutôt que de vivre à genoux ? Peu au début, d’abord, mais les abominations nazies, les lois terribles imposées par Vichy pousseront un grand nombre à rejoindre les rangs de la Résistance. Tous ne furent pas de la vingt-cinquième heure, quoiqu’on en dise, et il faut saluer non seulement leur engagement, mais aussi les blessures, les violences subies qui démontrent un courage et une abnégation infinis.
La figure présentée permet, comme le dit Gilles Mercier, « d’« invoquer » mes disparus, leur permettre symboliquement de se retrouver car seuls les souvenirs de moments heureux leur permirent de ne jamais abandonner le combat pour vivre sans la haine de l’autre, malgré les barbaries endurées. ». C’est bien de cela dont il est question : d’invoquer, de renouer.
Derrière le personnage se cachent tous les protagonistes, toutes les époques, tous les souvenirs bons et mauvais dont il faut garder trace, mais aussi dépasser.

La guerre, surtout celle-ci, a laissé des marques indélébiles, des gouffres dans l’Histoire française. Gouffre des trahisons, des haines, de la mesquinerie des dénonciations, des déportations, qui restent autant d’abîmes que les descendants et leurs descendants doivent franchir.
Parallèlement, elle a révélé aussi la force de l’engagement, le courage de maintenir ses opinions faisant de simples mortels des héros pour toujours.
Maintenant, que nous reste-t-il ? Les souvenirs, les non-dits, les peurs – surtout la nécessaire mise en lumière de ce qui fut.
La réussite de l’auteur tient à ça : il va plus loin que son propre récit familial le rapportant à l’histoire d’un pays, à son passé et son présent.

L’élégance de vos absences n’est pas un tombeau, un monument au mort pour Roger Mercier. Bien au contraire, il est un ouvrage de vie, d’espérance. Il traverse le temps, lumineux, tente non pas d’effacer l’atroce, mais plutôt de montrer à quel point la haine ne peut s’éterniser.
La douleur ne sera jamais oubliée, les défunts le resteront. Toutefois, l’amour de son prochain prendra peu à peu place pour devenir universel. Du moins nous pouvons, grâce à Gilles Mercier, l’espérer.
Le livre est accompagné par une ouevre musicale de Thibault Torzuoli