
5, Rue du
Chroniques littéraires & photographiques
Chroniques littéraires & photographiques
D’où vient ce bruit à l’horizon ?
C’est celui des machines et des promoteurs, du béton et de la « régénération », celui du quartier de Talabarşi, dans Istanbul, que certains veulent à tout prix rénover, gentrifier, moderniser , celui des petites gens, migrants, délinquants, prostitués, commerçants qui espèrent rester chez eux en attendant mieux.
L’ouvrage de Francesca Dal Chele, fruit d’un travail de huit ans sur ce territoire, raconte ça : la peur et les espoirs, le peuple et la vie, le quotidien et la misère, l’envie et la joie.
D’où vient ce bruit à l’horizon ? est d’abord un très bel objet maquetté par Dominique Mérigard. Lorsque nous ouvrons le coffret, sept leporello (chacun symbolisant les sept tranches de travaux prévus) s’offrent à notre regard. Ils sont accompagnés par un livret qui reprend les notes de Francesca Dal Chele, ainsi que deux textes : l’un de François Pérouse, résident de longue date de Talabarşi et l’autre de Sophie Bernard. Enfin, un feuillet à part légende les photographies.
François Pérouse écrit : « Territoire du transit (pour les migrants intérieurs ou internationaux), territoire du provisoire, en attendant mieux, Talabarşi est aussi un territoire-piège pour toutes celles et tous ceux qui ne parviennent pas à accumuler suffisamment pour entrer en mobilité et sortir du puits. »
De fait les images offrent un regard sans complaisance, mais respectueux, sur ces ruelles parfois sordides, souvent populaires.
Un dédale de façades aveugles, de gravats, de palissades sans fin, des travaux qui commencent mais ne semblent jamais devoir finir : il y a quelque chose de labyrinthique, d’infiniment oppressant par moments. A travers des murs lépreux, on marche entre les débris, cherchant une échappatoire qui n’arrive jamais. « A Talabarşi se sont réfugiés, avec le temps, des gens que la vie avait mâchés puis recrachés et qui s’efforçaient de rester debout. » (Ahmet Ümit)
Parce que ce quartier ne peut se résumer à un décor un peu tragique. On y vit et on y meurt, on y grandit et on y espère. Les habitants que saisit Francesca Dal Chele cherchent à rester debout, à poursuivre une existence faite de heurts et de courage. Ils font ce qu’ils peuvent : petits commerces, hôtels une étoile, tout est bon pour poursuivre tant bien que mal.Pourtant, ils doivent faire face à ces immeubles qu’on éventre, des appartements dont on est expulsé.
« Les pauvres n’auront plus leur place à Talabarşi. » clame, content de lui, le maire de Çukur Mahalle.Non il n’y aura plus de pauvres ici, mais des immeubles clinquants, des digicodes, des centres commerciaux. Le monde s’uniformisera et les H&M de Londres ressembleront furieusement à ceux de Varsovie ou Istanbul.
Mais les gens direz-vous, ce petit peuple qui cherche avant tout à survivre ?Qu’importe les gens ! Ce sont des pauvres qui freinent la grande marche en avant du libéralisme triomphant. Ils n’avaient qu’à monter dans le bon wagon.
Par bonheur, il existe encore des personnes comme Francesca pour qui l’autre n’est pas qu’une notion abstraite, un mot que l’on prononce sans y réfléchir vraiment.
D’où vient ce bruit à l’horizon ? prend justement en compte cet autre, le territoire dans lequel il évolue, l’existence qui est la sienne. Loin de toute recension un peu exotique, elle décide de faire corps avec eux, discute avec les résidents, crée des liens, des amitiés. Talabarşi apparaît, ainsi, dans sa vraie complexité : des travaux sans fin, des humains, des difficultés, les aspirations à l’exil, la voracité des promoteurs, la nécessité d’assainir et tant de choses qui font qu’encore et toujours la carte n’est pas le territoire et qu’il importe de montrer les réalités telles qu’elles sont.
Il ne s’agit pas ici d’un simple livre. La forme proposée, déjà, noue la multiplicité des entrées. Il n’y a pas un Talabarşi mais des Talabarşi, pas une problématique, mais des questionnements.
Ensuite, les photographies de Francesca Dal Chele nous invitent à réfléchir, au-delà de la première impulsion. Penser à ce monde où les moins riches sont rejetés dans les périphéries, expulsés par ce qu’on appelle la gentrification. Le mot a quand même quelque chose d’un cache-misère, d’une litote aisée.
Derrière lui, la réalité est crue, dure, brutale.
D’où vient ce bruit à l’horizon ? la révèle avec juste ce qu’il faut de force et de courage. Certainement qu’un jour Talabarşi sera autre chose, mais par bonheur, quelques images lui auront rendu le plus beau des hommages.
46€
La série sera exposée lors du festival Les Photographiques – Le Mans en mars-avril 2026