Alors que la Seconde Guerre Mondiale s’est achevée il y a quatre-vingts ans force est de constater que l’histoire européenne en a, en partie, oublié, si ce n’est écarté, certains pans. À l’heure où les partis ultra-nationalistes prennent de plus en plus de place sur les scènes politiques et médiatiques, il est plus que souhaitable d’éclairer ces zones d’ombres, ces recoins opaques pour éviter, si possible, de connaître le même sort que nos ancêtres.

Avec Champ de Bataille, Élie Monferier livre un opus aussi original que nécessaire. L’objet est le fruit d’une expérience singulière : chaque mois, de janvier 2025 à juin 2025, il a publié un photozine de 32 pages, au format A5, qui met en avant ces « angles morts de la mémoire européenne ».
Les six livrets sont maintenant disponibles en coffret cartonné, accompagnés de deux tirages, d’un négatif original, d’une carte postale, d’un plan de la ville de Salonique et d’une page du compte-rendu des audiences du procès du Maréchal Pétain.

Dies Irae #1 : une femme, visage en gros plan, crâne rasé. Puis une autre, une autre, une autre… L’image est granuleuse, noir et blanc et par moments rappelle ces clichés terribles de déportés. Pourtant, il s’agit ici de Françaises qu’on a accusé d’avoir collaboré avec les Allemands. Dans l’hystérie collective de l’épuration qui suivit la Libération, vingt à quarante mille d’entre elles sont tondues.

Lebensborn #2 : une jeune femme à la longue chevelure blonde, de dos. Puis un château, des archives de châteaux, d’autres photographies de femme blonde. Les recoins d’un lieu au décor boueux, à la mémoire trouble. Alors que le monde actuel encense une forme terrifiante de perfection des corps, il faut revenir sur les Lebensborn, ces centres de natalité destinés à produire le plus pur de la race aryenne, que mis en place dès 1936 Himmler.

Blast #3 : Le Havre. Des images noir et blanc tremblées, floues. Un cataclysme. 80 % de la ville est rasée par les bombardements alliés au moment de la Libération. Mais derrière ceux-ci il y a aussi le prélude à d’autres villes anéanties : Berlin, Dresde, Varsovie et, acmé de ces destructions venues du ciel, Hiroshima puis Nagasaki. Bien entendu, les cités seront reconstruites, rapidement pour la plupart, puisqu’on tente d’effacer le trauma le plus vite possible ; cependant, il reste. Et restera.

Aristote #4 : université Aristote à Thessalonique. Photographies presque abstraites, bleutées, veinées de blanc, de noir. Du marbre. Ce sont des sols, ceux qui recouvrent un cimetière juif détruit, enseveli par les nazis et sur lequel a été érigée une faculté. On marche sur des tombes qui n’existent plus, on s’embrasse sur la mémoire d’une nécropole que certains voulurent faire disparaître des mémoires, on étudie sur des cadavres pulvérulents.

10 juin 1944, 16 h 32 #5 : ruines carbonisées. Des corps à l’avenant. Et les rires obscènes de soldats de la Waffen SS. C’est Oradour-sur-Glane, cette plaie purulente dans la mémoire française. Le massacre de 642 personnes, hommes, femmes, enfants, sans distinction d’âge, de religion. Vengeance assoiffée de sang qui rappelle sans cesse la folie exterminatrice. C’est Babi-Yar, les Einsatzgruppen, la Crimée, une Europe des peuples écrasée par une haine sans limites, par une folie de meurtres barbares.

Monument #6 : Blockhaus qui se délabrent peu à peu. Barbelés. Plages immenses, vides, ceinturées par ces œuvres de béton. Le Mur de l’Atlantique, rempart d’un monde nazifié. Mémoire courte de la Nation : ce sont des entrepreneurs français qui ont construit ces monuments, à une époque où le Maréchal Pétain apparaissait comme un sauveur et un héros national. On oublie notre passé quand il est peu glorieux et on efface des mémoires, à la Libération, toutes les compromissions, les collaborations. Papon sera préfet, les entrepreneurs continueront à travailler.

Champ de Bataille. Europe. 1933-1945. Des morts qui se comptent par dizaines de millions, une mémoire traumatique pour la planète entière tant l’abomination fût poussée à ses extrêmes. Pourtant, de nos jours, des militants de l’AFD se réclament d’une certaine forme de nazisme, un député européen hongrois fait un salut hitlérien, Elon Musk aussi, Éric Zemmour cherche à réhabiliter la mémoire de Pétain qui n’aurait pas contribué à la déportation…

L’Europe enterre ce passé qu’elle n’a jamais su digérer, qu’elle ne sait pas expliquer. Elle veut à toutes forces oublier, effacer cette destruction de l’Humanisme. Et voilà que les ouvrages d’Élie Monferier arrivent comme une nécessité, une création dans l’urgence qui met en lumière ces recoins obscurs au moment de la fièvre festive de ces quatre-vingts ans de paix.

Juin 2025 alors que le photographe est sans ressources financières, mais aussi morales ou physiques, pour poursuivre ce projet inouï, il décide de l’arrêter. C’est le coffret Champ de Bataille qui clôt l’ensemble. Toutefois, ce dont il s’agit ici, c’est d’un projet sans fin, sans limites, sans autre achèvement que la mise en lumière de ces mémoires traumatiques qui nous habitent. Nous sommes tous, toutes, des descendants de personnes qui ont vécu cette guerre. Vraiment vécu, avec sa cohorte de morts, de lettres d’adieux, de compromissions, de haines, de Juifs cachés, dénoncés, de nazis paradant, de bombardements. Et nous l’oublions peu à peu. Jour après jour, l’Histoire s’efface au profit d’un roman national qui parle de la réconciliation, de la paix acquise par les puissances européennes sur les ruines de Dresde, le charnier d’Auschwitz. On se targue d’avoir fait une Union Européenne belle et puissante, dans le même temps certains font des selfies à Birkenau, les partis extrémistes caracolent en tête des sondages.

La force du travail proposé dans cet ensemble est justement de chercher dans les traces actuelles des raisons majeures de ne pas oublier, de ne plus passer sous silence ces événements. La France a collaboré, la France a tondu des femmes parce qu’elles avaient eu le malheur, bien souvent, de tomber amoureuses d’un Allemand. Et que dire de cette faculté grecque construite sur un cimetière ? Que dire des morts d’Oradour ? Des Américains paradant après l’effroyable d’Hiroshima ?
Rien. Mais il ne faut pas oublier. L’Histoire, trop souvent, bégaye, parce que les humains ont la vue et la mémoire courtes. Des drapeaux à croix gammées sont brandis à des fenêtres, des slogans antisémites proférés, des haines rendues palpables par quelques personnels politiques avides de pouvoir.
Est-ce que demain nous souhaitons réellement avoir à enterrer des millions de morts encore…

Il faut se plonger dans Champ de Bataille comme dans un manuel d’Histoire. Prendre le temps de lire les textes ciselés qui accompagnent chaque photozine. Il faut surtout ne plus jamais perdre de vue que la haine se nourrit de l’oubli, du vide, de la négation des atrocités ; elle prospère sur l’ignorance.

Élie Monferier, au-delà de la force polysémique de son travail photographique, nous livre une œuvre mémorielle et politique qui justement permet de ne pas oublier, de ne plus effacer. À nous d’en faire plus qu’un simple objet de publication et d’en saisir l’importance majeure.

Site d’Élie Monferier

90€

Juin 2025 : 1ère édition 200 exemplaires constitués de 6 photozines format 15×21 cm
Chaque coffret est accompagné d’un tirage numéroté et signé, format 15×20 cm, limité à 30 exemplaires. 6 tirages différents sont disponibles au choix.