
5, Rue du
Chroniques littéraires & photographiques
Chroniques littéraires & photographiques
Alors que l’exposition consacrée à Erica Lennard se poursuit jusqu’au 5 octobre dans le cadre des Rencontres Photographiques d’Arles (Espace Van Gogh), le livre Avec toi et seule, paru chez Actes Sud, revient sur ses photographies puissantes et novatrices.
Comme l’écrit Clara Bouveresse, historienne de l’art et commissaire d’exposition : « Elle (Erica Lennard) subvertit les mécanismes du regard masculin, hégémonique dans ce domaine, pour inventer, comme l’écrit sa sœur un « nu sans effroi » tantôt délibérément provocateur, tantôt serein et décomplexé face à l’objectif. »
C’est bien de ça dont il s’agit ici, de l’invention d’un regard loin de tout cliché, de la construction poétique d’une autre manière de penser la photographie de femme, de nu féminin qui s’éloigne et rejette le regard sexualisant et objectivant tel que les hommes le conçoivent.
« Je vais avec toi et seule dans l’heureuse lumière des heures accomplies […] Nous sommes toutes sœurs. » Alors que les images d’Erica Lennard mettent d’abord en scène sa propre sœur Elisabeth, ces quelques mots énoncent la dimension plus universelle de son travail. Il est question ici de sororité avant tout.
Dès les premières photographies, exposées en 1976 par Agathe Gaillard à Paris, Elisabeth apparaît. Berkeley, Paris, les images sont frontales et modernes. Ici, la femme n’est pas objet, mais bien sujet, partie prenante d’une histoire qui se noue à chaque instant. Tantôt mélancolique en haut-de-forme, endormie dans un autoportrait empruntant aux peintures classiques, l’œuvre se met en place. Les yeux fixent l’objectif.
Puis, ce sont ces nus sans effroi, où le corps n’est pas morcelé, découpé, transformé en parties servant les fantasmes masculins. Au contraire, l’espace est encore une fois rempli, vécu. Les modèles investissent le lieu, et prennent son exacte dimension. Il n’est plus question d’érotisme à la petite semaine, de femme-tronc, elles sont des sujets, existent en tant que personnes semble nous dire Erica Lennard. Considérez-les comme telles ! Ce n’est pas uniquement la relation privilégiée avec Elisabeth que concrétise la photographe, mais bien un travail à la portée universelle où les femmes sont sœurs par-delà les liens familiaux.
Ce terme de sororité qui peu à peu prend une part importante et nécessaire au sein de notre société, Erica Lennard le fait déjà sien dans les années 70.
Avec toi et seule s’applique aussi bien à sa sœur qu’à d’autres dont elle saisira la présence tout au long de sa carrière. C’est Simone de Beauvoir, Charlotte Rampling, Jeanne Moreau, Aimée Mann et bien d’autres qui occupent le cadre de manière systématique, qui fondent une présence.
Il faut bien comprendre l’aspect révolutionnaire de tout ça. La photographie, de manière plus large la société de cette période, sont avant tout masculines. Les femmes n’ont alors qu’une place restreinte, des droits souvent limités (n’oublions pas qu’en France l’autorisation faîte aux femmes d’avoir un chéquier ne date que de 1965) et dans la représentation visuelle, c’est surtout et presque uniquement leur corps qui est mis en avant. Un corps objet de désir, un corps sexuel (c’est l’époque d’Emmanuelle et des images de Jean-François Jonvelle), un corps qui n’est pas une personne. Or, les photographies proposées dans le livre ou à Arles montrent à quel point le regard d’Erica Lennard brise cette représentation.
Certes, la photographie peut créer une forme d’érotisme ou de désir, mais ce n’est pas son usage premier. L’idée est d’abord, et avant tout, de créer un lien de femme à femme, de sœur à sœur, allant au-delà de l’image. Finalement, il s’agit surtout de s’affirmer comme personne dans un monde où la place n’est pas laissée à chacune.
Il y a une dimension d’importance derrière cette affirmation politique : la photographe peut aller à contre-courant des stéréotypes, des diktats et donner sa pleine mesure à une création nouvelle.
Pour qui veut comprendre les bouleversements, se forger une culture photographique digne de ce nom, un livre comme Avec toi et seule semble essentiel. Et si vous avez le temps, passez voir l’exposition arlésienne, elle est magnifique.
32€