
5, Rue du
Chroniques littéraires & photographiques
Chroniques littéraires & photographiques
Publié aux éditions LightMotiv, Marges du photographe Jérémie Lenoir offre un spectacle saisissant et curieux. En effet, le photographe survole l’axe de la Seine de sa confluence avec l’Yonne jusqu’à l’embouchure du Havre, et grâce à un protocole très rigoureux où il garde la même altitude de 400 mètres, le même horaire aux alentours de midi quand les ombres sont réduites à leur portion congrue, la même focale et la même verticalité, il livre des images abstraites, se rapprochant de la peinture, des paysages qu’il survole. Ces lisières perçues, où l’activité humaine déborde sur des espaces naturels en déshérence, deviennent autant de lieux fantasmagoriques, de territoires en recomposition.
Marges est un livre étrange, un recueil d’interrogations où le regard se perd, tente de déchiffrer des signes cabalistiques.
Des à plats ocres, une ligne noire terrible de rectitude et en pourtours une constellation de minuscules points noirs, quelques pages avant des quadrillages blancs incompréhensibles, et tant d’autres figures étranges, que nous ne savons appréhender. Viennent des cercles immenses et inquiétants, et le lecteur se demande quelle civilisation produit de telles choses ? Où sommes-nous ? Sur quelle planète, dans quel outre-monde ?
Jérémie Lenoir se réclame de la peinture et de fait chaque image est pareille à une toile abstraite, une œuvre de Tàpies ou Rothko, qui, s’éloignant du documentaire inhérent à la photographie, réinvente une réalité à partir de ces réalités marginales, de ces non-lieux que l’entropie produit.
Il y a quelque chose d’à la fois déroutant et dérangeant ici. Qu’on ne s’y trompe pas, ce n’est pas l’œuvre de Jérémie Lenoir qui nous heurte, bien au contraire, sa puissance évocatrice, la force symbolique de ce qu’elle porte nous amène à une réflexion puissante et poussée. Non, ce qui perturbe, c’est bien ce qui se joue en filigrane, l’en deçà des représentations. Parce qu’une fois achevé le jeu de l’imaginaire, une fois que nous avons terminé d’inventer l’image et sa potentialité, la réalité nous saisit : ce sont de vrais endroits, des espaces certains. D’ailleurs à la toute fin de l’ouvrage, chaque image est contextualisée. C’est une carrière, un chantier, un stockage, un silo. C’est à Grand-Couronne en 2023, à Buthiers en 2013, au Havre en 2024. C’est réel, c’est là et nous n’y prêtons absolument pas attention.
Notre Terre vue du ciel n’est pas cet Eden que certains photographes voudraient nous vendre. Certainement, qu’il y a des étendues marines bleutées, des montagnes enneigées et des forêts aux teintes émeraude. Mais il y a aussi, et de plus en plus, ces marges que l’activité humaine dévore, créant quelque chose qui ressemble plutôt à un film de science-fiction apocalyptique qu’à une comédie sentimentale. Les paysages s’uniformisent, se banalisent pour reprendre les mots du géographe Michel Périgord et perdent toute leur singularité. Que restera-t-il quand notre espèce disparaîtra ? Une sorte de toile géante, un patchwork hétéroclite de lieux pourtant assez similaires. Il y a un travail de fouille et d’archivage, cette dimension archéologique qu’évoque l’historien de l’art Pierre Wat dans le texte qui accompagne le livre.
Toutefois, la grande force de Marges, c’est de nous laisser la possibilité de l’interprétation, de faire notre propre récit du récit. Même si nous pouvons jouer sans fin au jeu du « On dirait » jamais rien ne nous impose une réponse définitive. Oui, on dirait une base spatiale, un mur géant pour lutter contre des envahisseurs interstellaires, un temple, un réseau de câbles, des terres martiennes et tant d’autres choses. Oui, on dirait. Mais pas que… Car, une fois cette étape franchie, à nous de choisir qu’en faire. Jouer à nouveau ? Ou nous questionner sur le devenir de ce qui est aussi le lieu que nous habitons. Parce qu’il ne faut pas s’y tromper, ces artefacts sont aussi nécessaires à la survie de notre espèce qu’ils sont délétères pour celle-ci. Il faut des raffineries pour ces énergies fossiles dont nous avons bien du mal à nous passer alors même que c’est elles nous condamnent.
Étrange paradoxe que Jérémie Lenoir ne cherche surtout pas à résoudre, laissant ainsi à chacun sa réflexion, sa conscience.
Chaque photographie de Marges invite à penser, à représenter, aussi à imaginer le présent et le futur. D’abord par ces heures passées à rêver devant elles, ensuite par le long temps d’interrogation qu’elles soulèvent.
Ils sont rares les ouvrages qui portent autant de problématiques, rendons donc un hommage plus qu’appuyé à celui de Jérémie Lenoir.
Site de Jérémie Lenoir
Site des Éditions LightMotiv
44€