Ce(ux)qui reste(ent) – Camille Gharbi

Camile Gharbi, Ce qui reste, ceux qui restent, livre photo, photo sociale, immeuble, destruction, Ardennes, perte, France d'en bas, diagonale du vide, chômage, extrême droite, Process éditions, Frédéric Martin, 5ruedu, livres photos, chronique,
©Camille Gharbi

Ce qui reste. Ceux qui restent. Avec ce titre polysémique Camille Grabi propose, aux éditions Process, un regard sur les derniers instants d’un immeuble voué à la destruction. Elle propose aussi, dans le cadre de cette résidence à l’immeuble Tisserand (construite 1963, la barre HLM sera démolie en 2023) de Bogny-sur-Meuse dans les Ardennes, de donner la parole aux quelques familles qui vont devoir perdre leur lieu de vie. Certes, elles seront relogées, mais quitter, contraint, un endroit où l’on habite depuis plusieurs décennies ne peut être qu’un crève-cœur.
Surtout, la photographe offre une voix à ceux et celles qui sont en marge de la France qui gagne, celle de la start-up nation, celle d’un président qui n’hésite pas dire que certains ne sont rien. C’est la voix de la France dite périphérique, la France de la province (pardon des régions…), la France de la diagonale du vide, des taux de chômage à deux chiffres, la France qui vote pour les extrêmes parce qu’elle s’imagine qu’ils sont un salut.

Camile Gharbi, Ce qui reste, ceux qui restent, livre photo, photo sociale, immeuble, destruction, Ardennes, perte, France d'en bas, diagonale du vide, chômage, extrême droite, Process éditions, Frédéric Martin, 5ruedu, livres photos, chronique,

« On n’a pas le choix. » dit Aurore. Sur son portrait ses yeux regardent au loin, perdus. La bouche est fermée, scellée et peut-être retient-elle quelques larmes. Non on n’a pas le choix, même si on a toujours habité Bogny.

Une chambre avec des oreillers Disney, un arbuste en fleur, un arbre à chat. Loreleï, Marie-Claire, Mansour. Des vitres salies. Lily, des murs tâchés, et ces mots : « Avec cet immeuble, ce sont nos souvenirs qui vont tomber. » Jonathan, les barbecues, la Meuse aux couleurs d’automne, les fenêtres closes par des planches, Lydia, la Meuse encore et encore, et un puzzle représentant un berger allemand.

Des fragments, une myriade de fragments comme un inventaire à la Prévert, d’un lieu, d’un fleuve, de ceux qui vivent là.

Camile Gharbi, Ce qui reste, ceux qui restent, livre photo, photo sociale, immeuble, destruction, Ardennes, perte, France d'en bas, diagonale du vide, chômage, extrême droite, Process éditions, Frédéric Martin, 5ruedu, livres photos, chronique,
©Camille Gharbi

Ce qui reste. Ceux qui restent. est un livre poignant. D’abord parce qu’il évoque un lieu qui n’est plus au moment où il a été imprimé. Témoigner de ce qui fut laisse souvent une trace mélancolique, un moment où le souvenir n’est plus que l’unique possibilité. Elles ont vécu ici ces quinze familles qui ont bien voulu ouvrir leurs portes à Camille Gharbi. Elles ont aimé, joué, pleuré, ri, ce sont séparées, réconciliées ; ce qui fait de nos quotidiens la banalité prend pourtant avec le livre une dimension tout autre. Les choses peuvent cesser de manière soudaine, simplement par un courrier informatif. Derrière les mots un peu secs, administratifs, se cache une réalité : des gens vivent ici. Et ce verbe, vivre, contient autant d’histoires, de moments qu’il y a de personnes. Si l’on prend conscience de ça, on prend conscience alors que ce n’est plus la simple destruction d’un immeuble que menace l’insalubrité, mais la mise à bas aussi de cette humanité et des choses auxquelles elle se rattache. Exister c’est garder des repères aussi. Une promenade le long de la Meuse, des oiseaux à qui l’on donne du pain, de voisins que l’on salue. Il va falloir se recréer tout ça, plus loin, ailleurs, parfois après plus de trente ans dans cet immeuble de la rue Tisserand. Quelles difficultés ! Et de celui-ci il ne restera que des souvenirs, rien d’autre.

Camile Gharbi, Ce qui reste, ceux qui restent, livre photo, photo sociale, immeuble, destruction, Ardennes, perte, France d'en bas, diagonale du vide, chômage, extrême droite, Process éditions, Frédéric Martin, 5ruedu, livres photos, chronique,
©Camille Gharbi

L’ouvrage ouvre aussi une perspective plus politique en filigrane. Certes, l’immeuble devenait invivable. Dégradé, usé, délaissé il était menacé aussi par les crues de la Meuse. Les images sont là qui témoignent de la vétusté. De plus, une forme de délinquance s’est installée peu à peu. Violences, voitures brûlées, tags… que les chaînes d’infos en continu rabâchent. Le chômage de masse est passé par là, le RN aussi. Mais, le lieu porte en lui une autre mémoire, une autre histoire. C’est le passé d’une France triomphante, d’une France où le chômage n’est qu’un mot. C’est la mémoire des Trente Glorieuses avec ses usines qui embauchent, avec les luttes sociales et les avancées qui vont de pair. Dans un monde de plus en plus ultra-libéral, une telle mémoire fait figure d’anachronisme, de survivance qu’il faudrait impérativement effacer du décor. Et c’est malheureusement ce qui va se passer, accentuant ainsi un peu plus la fracture générale entre la France « d’en haut » et celle « d’en bas ».

Certes, il ne faut pas tout idéaliser, et les photographies de Camille Gharbi si elles font la part belle aux portraits, aux intérieurs, à ce qui faisait la vie quotidienne des habitants, ne sont toutefois pas complaisantes et montrent aussi les extérieurs abîmés, l’usure de l’endroit. Toutefois, on peut penser quand même que tout ça ne fait que renforcer cette fracture sociale que les dirigeants de tous bords ne cessent d’agrandir.

Camile Gharbi, Ce qui reste, ceux qui restent, livre photo, photo sociale, immeuble, destruction, Ardennes, perte, France d'en bas, diagonale du vide, chômage, extrême droite, Process éditions, Frédéric Martin, 5ruedu, livres photos, chronique,
©Camille Gharbi

On détruit pour reloger, pour donner un lieu de vie plus sain, c’est une bonne chose, mais on pourrait aussi se pencher sur le pourquoi on en arrive à cette déprise, le pourquoi de la fermeture des usines, des commerces…

Ce qui reste. Ceux qui restent. ouvre de vastes perspectives et c’est ce qui en fait un livre remarquable. A sa lecture, on ne peut que réfléchir à notre relation à notre propre habitat, mais on ne peut aussi que s’interroger sur les questionnements politiques qu’il soulève. Avec une grande justesse de regard Camille Gharbi nous montre qu’il n’y a pas de réponse ferme, définitive et absolue. Il y a d’un coté un passé, de l’autre un présent, et entre les deux des êtres humains qui cherchent leur place comme ils peuvent.

Pour explorer plus avant le travail de Camille Gharbi

Faire l’acquisition du livre sur le site de Process

30€

22cm x 27cm, 80 pages, dos carré cousu, couture apparente ; 30€.

Partagez :
Frédéric MARTIN
Frédéric MARTIN

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

En savoir plus sur 5,rue du

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Continue reading