L’autre fille – Annie Ernaux/Nadège Fagoo

 

L'autre fille Nadège Fagoo Annie Ernaux éditions Lightmotiv
©Nadège Fagoo

 

La maison d’édition LightMotiv propose une nouvelle collection intitulée Singulières qui fait se côtoyer une écrivaine et une photographe. Ce sont Annie Ernaux et Nadège Fagoo qui inaugurent celle-ci avec L’autre fille.

Le texte initial d’Annie Ernaux, évoquant sa sœur disparue qu’elle n’a jamais connue, fait écho à des images de la photographe prisent indépendamment de celles-ci. Heureuse rencontre puisque nous sommes bien loin du copié-collé de l’un à l’autre et qu’aux mots sensibles de la lauréate du Nobel de littérature viennent répondre des moments de grâce et de fragilité à travers les photographies.

Cet ouvrage est donc à la croisée du texte et de l’image et invite à une lente oscillation entre les deux, abolissant ainsi les repères.

L'autre fille Nadège Fagoo Annie Ernaux éditions Lightmotiv

 

Une jeune femme de dos attend, elle porte une chemise de nuit blanche, ses cheveux sont blond foncé. On ne sait rien d’elle, si ce n’est son immobilité.

« T’écrire ce n’est rien d’autre que faire le tour de ton absence. »

Des rideaux rayés aux tons orangés, une lumière diffuse et ténue entre. Il ne se passe rien, pourtant l’atmosphère est lourde, pleine et épaisse.

« Elle raconte qu’ils ont eu une autre fille que moi et qu’elle est morte de la diphtérie à six ans. »

D’autres jeunes filles, encore des enfants passent dans des couloirs, vêtues elles aussi de chemises de nuit. Elles semblent jouer.

« L’étendue de ma vie, gagnée à l’infinie sur la tienne, me submerge. »

Et puis des fleurs et leurs pétales qui tombent sur le bitume, du lierre et la pluie.

Et puis des yeux charbonneux de khôl, des blés verts et des placards vides attendant on ne sait quoi.

Et puis le vide et le temps qui pèse, le silence et « […]Tu es morte pour que j’écrive[…] »

sœur morte absence exister
©Nadège Fagoo

 

Le récit initial d’Annie Ernaux (écrit avant les photographies) relate donc une absence. Celle d’une sœur inconnue dont elle apprend le décès fortuitement. Son texte évoque bien sûr les non-dits, les mots couverts où il est question de la défunte. Mais, il y a aussi le besoin qu’on les vivants de prendre leur place, spécialement l’écrivaine. Elle sera l’enfant unique qui n’en est pas une, elle sera choyée, gâtée, protégée, mais aussi celle qui n’est pas sage, qui fait des bêtises au regard de son ainée parée de mille vertus. Elle doit prendre une place alors qu’elle en posséde déjà une, elle doit exister alors même qu’elle est vivante.

L’autre fille est un récit poignant, et s’en emparer photographiquement aurait pu virer à la catastrophe. Mais le talent de Nadège Fagoo, sa sensibilité, amènent non seulement un supplément d’âme à l’histoire initiale, mais aussi un regard décentré.

Les images qui sont nées sont comme une lente ode, un détour comme une rêverie. Il y a ce qui est, le monde alentour, ce qui aurait pu être Le maintenant et l’hier se croisent, se touchent, s’éloignent. Par ce choix de représenter des possibles, par ce détour dans les émotions, Nadège Fagoo mène le spectateur dans un autre temps, un autre lieu.

Nous nous éloignons peu à peu de Lillebonne et de la maison natale pour aller dans un espace atemporel où se joue une autre histoire. Bien sûr, elle est fictive puisqu’irréelle, pourtant une sensation de vrai naît page après page : mais une vérité onirique, comme une « trace » de vérité.

L'autre fille Nadège Fagoo Annie Ernaux éditions Lightmotiv
©Nadège Fagoo

C’est la force de L’autre fille : les images de Nadège Fagoo sont une contemplation, une forme de rêverie possible du lieu et des êtres pleine de mélancolie et de fragilité. En cela, elles forment un répons aux mots d’Annie Ernaux, à ses questionnements. Peut-être est-ce le dit de l’indicible ces jeunes femmes qui auraient pu être la soeur morte ? Peut-être est-ce des moments qui auraient pu exister ? Qui sait…

Il n’y a aucune certitude, juste le relation d’une absence, la narration d’un vide.

mélancolie livre photo Ernaux
©Nadège Fagoo

 

Il n’est pas si fréquent de marier les deux supports Pourtant, la photographie et le texte se complètent à merveille. D’une part parce que l’un ou l’une peut dire ce que l’autre ne sait dévoiler. Là où l’image est fragmentaire le texte la renforce, là où les souvenirs sont manquants, la photographie peut réinterpréter. Cette voie ouverte par la collection Singulières offre des possibles multiples et il est bon de le souligner.

Finalement le récit des deux autrices laisse un sentiment de complétude. Il n’y a pas l’un puis l’autre, l’un ou l’autre. C’est un tout où les lecteurs pourront aller et venir d’une mémoire à un lieu, d’un souvenir à un visage.

L’autre fille est un livre d’une grande délicatesse et d’une belle sensibilité. Par-delà cette beauté, les questionnements soulevés ne peuvent que nous questionner sur nos propres secrets et nos propres mémoires. Il faut donc lire et relire cet ouvrage pour comprendre le travail des deux autrices, mais il faut aussi s’interroger sur nos propres existences er leurs parts d’ombre.

Et à la toute fin il faut remercier les autrices.

A propos de Nadège Fagoo

Éditions LightMotiv

23€

 

 

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Frédéric MARTIN
Frédéric MARTIN

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