La lune de Payne – Ljubisa Danilovic
Dans une vie, il y a finalement assez peu de livres dont on va se souvenir durablement. Une grande partie des lectures laissent au mieux un souvenir agréable mais assez vague. Presque comme ces photos qu’on retrouve vingt ans après et où les protagonistes n’éveillent qu’une réminiscence floue.
Parfois, cependant, l’un d’entre eux laisse une impression durable, cette sensation qu’il va vraiment compter et pour longtemps.
La Lune de Payne de Ljubisa Danilovic, paru aux éditions Lamaindonne, est de ceux-là.
©Ljubisa Danilovic |
Couverture de toile au bleu profond, titre gris de Payne, l’objet est beau (comme toujours chez Lamaindonne) et ouvre sur une vue du delta du Danube aux confins de la Roumanie, près de la ville de Sulina.
Cette cité, qui fut un carrefour commercial il y a bien longtemps, est devenue une bordure, une lisière, un de ces endroits où la nature et l’Homme sont imbriqués. L’une gagnant peu à peu, l’autre luttant avec des forces de plus en plus dérisoires.
C’est le lieu que le photographe a pris comme décor pour son ouvrage.
Avec une photographie toute en nuances de gris, aux ombres presque effacées, l’atmosphère est d’une mélancolie poignante ; oscillation constante entre l’espoir que les choses revivent et réalité tragique de l’abandon.
Pas à pas, Ljubisa Danilovic nous entraîne à sa suite dans cette errance lente, cette dérive insensible de lieux en lieux, d’Hommes en Hommes, entre ciel, terre et eau. Il évoque la chute et elle est présente page après page.
Mais c’est une chute silencieuse, de celles que le monde ne veut pas connaître.
©Ljubisa Danilovic
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Il y a des visages graves, marqués, aux sourires retenus. Parfois une futaie revenant lentement à l’état de broussaille. Partout l’eau, le ciel se mêlent, ôtant ainsi les repères habituels. Poignante langueur.
Dans cette plongée intime (renforcée par la très belle lettre que l’auteur adresse à son éditeur au début du livre), naît peu à peu une carte des états d’âme du photographe. Entre amour et tristesse, entre joie et nostalgie du départ inévitable, la mélancolie sert de fil conducteur à ce détours dans les frontières invisibles.
©Ljubisa Danilovic |
C’est, je pense, ce qui confère à ce livre son fantastique pouvoir d’attraction. Sur le fil étroit entre donner à voir et imposer sa vision, Ljubisa Danilovic évolue en véritable funambule des émotions.
De la mélancolie, oui. Mais pas de lamento faussement romantique. Des visages, des figures profondément humains, saisis dans toute leur évidente simplicité. Il y a de l’amour dans ce travail. Le vrai amour. Celui qu’on accorde à des lieux qui nous transfigurent. Qu’on accorde aux gens que l’on respecte profondément. Qu’on s’accorde quelques fois quand on lâche prise.
Le photographe nous conte ses peurs peut-être, la crainte de la disparition, de la fin, comme si le monde et l’Humanité étaient condamnés à quelque chose d’irrémédiablement tragique.
Mais, malgré ce sentiment diffus de perte, de fin d’un monde (mais quel monde ? Le nôtre est il plus enviable ? ), il y a un espoir sous-jacent. Peut-être que tout est là et qu’ailleurs nous faisons fausse route ? Peut-être que la vie est un vaste mouvement vers la fin.
Prélude au renouvellement.
Ce livre pourrait être un manuel pour tout photographe, pour tout artiste débutant ou non. Par sa profondeur, sa subtilité et sa délicatesse, il ouvre bien des perspectives.
©Ljubisa Danilovic |